Le navire accoste au quai,
Je suis invité1
Chez le Duc de Montmorency2
Qui demeure ici.
Château, villas, maisons superbes,
Jardins fleuris, bel aqueduc,
Jeunes poulains sautant les herbes,
Tout cela, tout cela est au Duc.
Et sur les marches du perron
Douze laquais chantent en rond :
"Attention !
Tout est Duc ici, monsieur,
Tout est au Duc,
Tout est au Duc, tout est au Duc.
Il possède à lui seul des millions de ducats.
Ah oui, vraiment, monsieur, c'est fou ce que le Duc a !
Le Duc a tout, monsieur, pour être un homme heureux
Mais le Duc est très malheureux :
Depuis vingt ans il a perdu ses cheveux.
Il est nerveux, il est nerveux,
Et nous cherchons, en vain, depuis un truc
Pour faire pousser les poils du Duc."
Le soir, c'est un grand dîner,
Car le Duc a tué
A la chasse des isards,
Des pies, des lézards.
La Duchesse est une jeune femme
Qui n'a pas plus de vingt printemps,
Et moi, je suis tout feu tout flamme,
Et je ne tiens plus mon coeur battant.
Mais sur les marches du perron,
Les mêmes laquais chantent en rond :
"Attention !
Tout est Duc ici, monsieur,
Tout est au Duc,
Tout est au Duc, tout est au Duc.
Il tue les gens qui osent à sa femme dire "tu".
Ah oui, vraiment, monsieur, c'est fou lorsque le Duc tue !
Le Duc a tué déjà plus de trente rivaux.
Il leur a bouffé le cerveau.
Alors tant pis pour vous, mon cher monsieur,
Si vous êtes trop audacieux
Songez, hélas, qu'on peut devenir eunuque3
En recevant le pied au Duc."
Quand je revins au château,
On me dit bientôt :
"Vous trouverez du changement,
Depuis vingt cinq ans !"
Papiers timbrés, huissiers terribles,
Saisies-arrêts du percepteur,
Murs délabrés, trucs impossible,
Oh la la, oh la la, quel malheur !
Et sur les marches du perron
Un seul miteux chantait en rond :
"Déception !
Rien n'est au Duc ici, monsieur,
Rien n'est au Duc.
Rien n'est au Duc, rien n'est au Duc !
Elle lui a bouffé son fric la p'tite nana4
Ah oui, vraiment, monsieur, c'est fou ce que le Duc n'a !
Le Duc n'a rien, monsieur, nos bas sont rapiéciés,
Nos culottes sont toutes froissées.
Nous avons faim, nous sommes capables de tout,
Et s'il n'y a rien, n'y a rien du tout
Il faudra bien qu'on lui fauche sa perruque
Et nous boufferons les poils du Duc !
1. In later versions: "Je vais débarquer"2. In later versions: "Chez le Duc de Barbarency"3. In later versions: "Songez, hélas, qu'on peut devenir caduque"4. In later versions: "Elle lui a mangé son argent la p'tite nana"