Naturellement l'autobus était à peu près complet, et le receveur
désagréable. L'origine de tout cela, il faut la rechercher dans la
journée de huit heures et les projets de nationalisation. Et puis
les français manquent d'organisation et de sens civique; sinon,
il ne serait pas nécessaire de leur distribuer des numéros d'ordre
pour prendre l'autobus - ordre est bien le mot. Ce jour-là, nous
étions bien dix à attendre sous un soleil écrasant et lorsque
l'autobus arriva, il y avait seulement deux places, et j'étais le
sixième. Heureusement que j'ai dit "justice" en montrant une
vague carte avec ma photo et une bande tricolore en travers -
cela impressionne toujours les receveurs - et je suis monté.
Naturellement je n'ai rien à voir avec l'ignoble justice républicaine
et je n'allais tout de même pas rater un déjeuner d'affaires très
important pour une vulgaire histoire de numéros. Sur la plate-forme
nous étions serrés comme harengs en caque. Je souffre toujours
de cette promiscuité dégoutante. La seule chose qui puisse
compenser ce désagrément, c'est quelquefois le charmant contact
du trémoussant arrière-train d'une mignonne midinette. Ah jeunesse,
jeunesse! Mais ne nous excitons pas. Cette fois-là je n'avais dans
mon voisinage que des hommes, dont une sorte de zazou au cou
démesuré et qui portait autour de son feutre mou une espèce de
tresse au lieu de ruban. Comme si on ne devrait pas envoyer tous
ces gars-là dans des camps de travail. Pour relever les ruines par
exemple. Celles des anglo-saxons surtout.
De mon temps on était camelot du roy, et pas swing. Toujours est-il
que ce garnement se permet tout à coup d'engueuler un ancien
combattant, un vrai, de la guerre de 14-18. Et ce dernier qui ne
riposte pas! On comprend quand on voit cela que le traité de Versailles
ait été une loufoquerie. Quant au galopin, il se précipita sur une place
libre au lieu de la laisser à une mère de famille.
Quelle époque! Eh bien, ce morveux prétentieux, je l'ai revu,
deux heures plus tard, devant la cour de Rome.
Il était en compagnie d'un autre zazou du même
acabit, lequel lui donnait des conseils sur sa mise.
Ils se baladaient de long en large, tous les deux,
- au lieu d'aller casser les vitrines d'une permanence
communiste et de bruler quelques bouquins.
Pauvre France!