Je finirai ma vie à l’Armée du Salut.
Depuis bientôt vingt ans je connais la péniche,
Je la voyais souvent quand j’étais presque riche,
Près du Pont d’Austerlitz où je n’habite plus.
J’avais un vieil ami, loup au Jardin des Plantes,
Il est mort, il y a deux ans, on se suivra de peu
Car bien qu’en rigolant je glisse sur la pente.
Au ciel, on s’en ira chasser les cons, nous deux.
Je finirai ma vie entre quatre guignols
Qu’on aura mis dehors à la porte d’un bouge,
Qui n’auront plus de quoi s’offrir un verr’ de rouge,
Un tout petit manteau peut-être chez Borniol.
En récapitulant tous les pots qu’on a bus
On se récitera un peu d’Appolinaire
Un peu pour se fair’ mal, un peu pour se distraire,
Avant d’aller dormir à l’Armée du Salut.
Il sera trois ou quatre ou cinq heur’ du matin,
Le jour se lèvera sur le Jardin des Plantes,
Ma femme, c’est certain, ne sera pas contente,
Mais j’aurai trop de mal à lâcher les copains.
Sur le bord de la Seine j’irai poser mon cul,
Oubliant quarante ans de vie sans importance,
À jamais fatigué de dir’ ce que je pense,
Je finirai ma vie à l’Armée du Salut.
Et j’y découvrirai sous de vieux oripeaux
Lacenaire et Landru, Roméo et Juliette,
Deux ou trois m’as-tu-vu qui s’étaient crus poètes
et qui n’ont jamais eu que du vent dans la peau,
Trois hommes sans collier
pour quatre chiens perdus,
Un cabot sans théâtre, un avocat sans cause,
Mais pour eux je serai peut-être quelque chose,
Alors en arrivant je leur dirai : « Salut ! »